ARGUMENTAIRE

Ce symposium international et bilingue vise à explorer le rôle des minorités religieuses, de leur visibilisation, leur représentation ainsi que leur perception, tant en interne qu’en externe, dans la construction de la Nation . S’inscrivant dans le cadre du projet MIRCOM retenu par la MSH Lorraine, ce symposium est une étape préparatoire à l’organisation d’un colloque international en 2026 et de la publication d’un ouvrage collectif. 

L’historiographie de la formation des États-nations et du nationalisme s’appuie principalement sur le concept de nation soit en tant qu’entité fondée sur une culture dominante (Gellner), soit comme entité sociale et territoriale dont l’unité politique et nationale se chevauche (Hobsbawm). Pour Benedict Anderson, elle est établie sur des « traditions inventées » dont la particularité « tient au fait que leur continuité avec ce passé est largement fictive ». Ces « communautés imaginées » par des populations présentent une certaine homogénéité linguistique ou culturelle, qui dépasse la pluralité des confessions religieuses par l’idéal partagé de liberté (Anderson, 1991). Max Weber, pour sa part, souligne la centralité de la dimension subjective de la “communalisation” politique qui lie les relations sociales à la disposition de l’activité sociale, elle-même basée sur le sentiment subjectif des participants d’appartenir à la même communauté (Weber, 1971 : 41). Comme le souligne Christine Chavillon, la notion de « communauté imaginée » chez Anderson sur l’absence de face-à-face pour des communautés qui se situent au-delà du village primordial (2007). Pourtant, ce village peut comprendre des communautés chrétiennes différentes depuis la Réforme. De plus, la présence des juifs, même s’ils sont parfois exclus et mis à la marge de la communauté primordiale, est attestée depuis l’Antiquité et précède la formation des États monarchiques. Dans le village primordial, le face-à-face se fait donc plutôt entre groupes sociaux qu’entre individus et son homogénéité relève elle aussi de l’imaginaire. On peut donc se demander dans quelle mesure la « communauté imaginée » de la Nation, comme supra-entité imaginaire, ne permettrait justement pas de transcender cette fragmentation du réel en donnant un sens partagé à l’organisation des rapports de pouvoirs. En effet, lors de la formation des États-nations, ces « communautés imaginées » se sont autodéfinies à partir d’une histoire, d’une négociation collective et d’une maturation des rapports sociaux (Chavillon, 2007 :162). Or, si l’on prend le cas de la France ou de l’Italie, les minorités protestantes et juives ont joué un rôle déterminant dans cette négociation, en s’appuyant parfois sur leurs « affinités électives », ainsi que dans la mise en place matérielle de « dispositifs de symbolisation de l’imaginaire social » et d’exercice du pouvoir (Chavillon, 2007 : 165). 

À la suite des études portant sur les relations que les minorités protestantes et juives ont entretenues avec les États-nations européens (Cabanel, 2024, 2004 ; Birnbaum & Katznelson, 1995 ; Sorkin, 2019 ; Turner, 2011), et leur rôle dans l’émergence de la liberté religieuse, de la laïcité française et du pluralisme religieux, ce symposium entend examiner comment les religions juives et protestantes, en revendiquant leur part dans la construction de la Nation, participent également d’une redéfinition de l’identité nationale en France, en Irlande et en Italie au cours de la période allant de la fin du XVIIIe siècle à la création de l’État d’Israël. Il invite à aller au-delà de la question de l’intégration des minorités protestantes et juives, souvent abordée par le prisme de l’assimilation et de l’homogénéisation, en examinant comment les minorités protestantes et juives ont contribué à l’hétérogénéisation des « communautés imaginées » par leur revendication de traitement égalitaire de la Nation, principe central de régulation démocratique (Biagini & Gerstle, 2022), inspiré par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. De ce fait, l’identité nationale n’est plus le simple produit d’une volonté d’homogénéisation, mais le fruit d’un antagonisme entre les deux processus d’homogénéisation (une seule Nation) et d’hétérogénéisation (acceptation de la diversité de ses composants). 

Durant la période allant des révolutions à la création de l’État d’Israël, l’Europe a en effet vu l’émergence de la majorité de ses États-nations, qui se sont se formés sur fond de sécularisation1 politique et philosophique progressive. Les royaumes monarchiques de l’Ancien Régime reposaient auparavant sur le principe cujus religio, ejus regio, avec une alliance de l’Église et de l’État et une discrimination des minorités inscrite dans la loi. Sur le plan politique, les pays européens ont connu les mouvements révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle, de 1848, puis les soubresauts de la Révolution russe et des conflits mondiaux qui ont été accompagnés de demandes démocratiques et de résistances autoritaires. Sur le plan religieux, les mouvements de Réveil sont venus chambouler le paysage confessionnel en pénétrant les Églises officielles avec un nouvel accent mis sur l’expérience émotionnelle et une individualisation de l’engagement religieux qui a lui aussi fait naître des tensions et des confrontations. Or, le catholicisme a été et est toujours majoritaire dans ces trois pays, à la fois quantitativement par le nombre de croyants et culturellement par son enracinement de longue date dans la société. Cependant, il a connu un statut politique différent suivant les pays et la période, allant d’une alliance entre l’Église et l’État à une position de religion discriminée. Les rapports de pouvoir et les processus de minorisation et de majorisation s’inversent donc parfois par des effets de chiasme et révèlent les enjeux des déséquilibres entre majoritaires et minoritaires. En Irlande, par exemple, les Irlandais Unis, issus des minorités protestantes, ont tenté de promouvoir une définition inclusive de la nation irlandaise dans les discours, mais aussi dans les revendications législatives, ce qui s’est révélé un échec. Cette tentative avortée a cédé la place à la domination complète du royaume d’Irlande par la couronne britannique après l’Acte d’Union de 1801, suivie de la catholicisation du nationalisme irlandais avec la campagne pour l’Émancipation. Les tensions sectaires, si elles sont périodiquement dépassées dans les mouvements nationalistes, demeurent fortement ancrées dans le paysage social et politique. 

L’hypothèse d’un rôle actif de ces religions minoritaires dans la constitution de Nations européennes durant le XIXe siècle s’inscrirait en contradiction avec la constitution de la sphère publique qui, à cette même période, se fonde sur des valeurs séculières. Dès lors une attention particulière sera accordée à la (mise en) visibilité de ces minorités dans l’espace public, concept de visibilité dont Olivier Voirol (2005) a esquissé la richesse heuristique pour les SHS. Pour autant, la visibilité religieuse ne se réduit pas au registre de l’expression visuelle ou à « ce qui s’offre à la vue » dans l’espace urbain (Boillet et Rideau, 2021), mais s’étendra à la présence signifiante et aux formes de représentations plus symboliques dans la sphère publique. 

Cette acception lato sensu de la visibilisation permet d’étudier la manière dont émerge, ou se modifie, la figure du citoyen protestant ou juif dans la vie publique de la Nation et leur transformation en acteurs sociaux (Quéré, 1992 : 88). Pourront également être étudiées les représentations de la Nation et de l’identité nationale dans les productions de ces minorités (par exemple, dans les manuels pédagogiques, les prêches, les prières pour la Nation pratiquées dans plusieurs cultures, etc.). Comment les autorités en place et les majorités considèrent-elles et se représentent-elles ces minorités ? Comment les minorités se représentent elles-mêmes dans une Nation dont la majorité est d’une autre religion ? Comment contribuent-elles à dépasser les antagonismes religieux dans une Nation en construction ? Quel rôle ont-elles joué dans la distanciation de l’État avec la religion majoritaire ? 

Les communications pourront porter sur une minorité et/ou un de ces trois pays, ou les confronter. Cette méthode interdisciplinaire croisant des études parallèles et comparatives vise à mettre en évidence à la fois des cas situés d’interactions entre minorités et majorités et des schémas plus larges. Plusieurs axes pourront ainsi être explorés à partir de corpus variés : l’étude de l’implication des minorités religieuses dans le développement de l’éducation pourra reposer sur des corpus constitués de correspondances, de manuels scolaires et d’instruments de formalisation de la langue (dictionnaires, encyclopédie). Le rôle des minorités religieuses dans la mise en place d’une séparation entre États et religions pourra être analysé en s’appuyant sur la presse, les discours politiques, les débats parlementaires et les textes de loi. Des analyses de corpus constitués de sermons, de correspondances internes ou de documents iconographiques permettant d’étudier la représentation des communautés religieuses au sein de la Nation sont aussi les bienvenues. L’étude critique des sources pourra être enrichie par l’apport des sciences de l’information et de la communication notamment fondées sur l’analyse socio-sémiotique à la fois des techniques et du contenu des discours, des images et des mises en scène sociales et politiques, en somme de tous supports d’expression, pour suivre les implications du concept de visibilité par laquelle des groupes sociaux bénéficient ou non (dans le cas d’une invisibilisation) d’une attention publique qui procède d’une logique conflictuelle comme le souligne Voirol (2005 : 19) ; la visibilité donne à voir et à reconnaître les minorités religieuses dans le grand ensemble de la Nation. 

Les interventions sont invitées à examiner les effets de la modernisation et de la sécularisation sur les processus d’hétérogénéisation à partir d’études de cas qui seront regroupées en trois sous-périodes, ces trois pays ayant traversé des changements de régime importants : la première (1789-1848) entre la Révolution française et le Printemps des Peuples correspond à l’émergence des revendications des libertés inspirées par la Déclaration des droits de l’Homme, la seconde (1848-1922) correspond à la montée des nationalismes jusqu’à la Première Guerre mondiale, et la troisième (1922-1948) s’étend de la montée des régimes totalitaires à la création de l’État d’Israël. Les propositions de communication de 20 minutes chacune en anglais ou en français (300 mots + courte biobibliographie) doivent être envoyées à Karina Bénazech Wendling (karina.wendling@univ-lorraine.fr) avant le 20 janvier 2025. Les contributions de jeunes chercheurs/chercheuses et de doctorant(e)s sont vivement encouragées. Nous vous informerons des propositions retenues début février 2025.

ORGANISATRICE 

Karina Bénazech Wendling, UL-IDEA 

COMITÉ DE PILOTAGE 

Stéphane Dufour, UL-CREM ; Antonella Braida Laplace, UL-IDEA ; Stéphane Guy, UL-IDEA ; Julien Léonard, UL-CRHUL 

CONFÉRENCIERS INVITÉS 

Eugenio Biagini, Sidney Sussex College, Cambridge ; Patrick Cabanel, École Pratique des Hautes Études / GSRL-CNRS ; Davide Mano, École des Hautes Études en Sciences Sociales / CRH ; Trisha Oakley-Kessler, Woolf Institute, Cambridge 

COMITÉ SCIENTIFIQUE 

Eugenio Biagini, Sidney Sussex College, Cambridge ; Patrick Cabanel, École Pratique des Hautes Études / GSRL-CNRS ; Stéphane Guy, Université de Lorraine / IDEA ; Julien Léonard, Université de Lorraine / CRHUL ; Davide Mano, EHESS / CRH ; Trisha Oakley-Kessler, Woolf Institute, Cambridge ; Laura Popa, Giessen University ; Géraldine Vaughan, Université de Lille / CECILLE 

PARTENAIRES 

MSH Lorraine ; Réseau Minority Protestants : https://minorityprotestants.wordpress.com/ 

 

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